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 "Le cheval O'kroa O'kandana"

 

Contes fantastiques

 

sommaire  

           

        Le cheval Okroa Okandana

        Dialogue de Monos et Una

         I had a dream

         Lettre à Bélize (Lézards, nos ancêtres !)

         Métamorphoses

 N.B. : Ces nouvelles, et d'autres, sont disponibles en e-book et livre imprimés, par Bloggingbooks, commandable sur Amazon et autres sites.  Titre : "Le cheval O'Kroa O'Kandana" 

 

LE CHEVAL O'KROA O'KANDANA

 

I  VENISE

II  NEUILLY

III QUELQUE PART DANS L’HIMALAYA

 

 

I . VENISE

 

 

            Qui peut dire à quoi tient le destin ? Qui peut dire à quels effets graves un geste banal et répété, le plus souvent sans conséquence, peut parfois conduire ? Qui pourrait nous en avertir ?

            Nous nous promenions main dans la main, Fabienne et moi, par les venelles de Venise. Après deux années de rencontres et une courte cohabitation, nous avions décidé de réfléchir ensemble en ce lieu symbolique pour les amoureux si nous devions tenter l’aventure d’une vie commune, en ces temps où un mariage sur deux est promis à la mésentente et à la rupture.

            La sonnerie de mon portable retentit dans la poche de mon veston. J’aurais dû le mettre hors circuit avant de sortir, ou le laisser à l’hôtel ! Il sonnait. J’aurais dû ne pas y répondre ! J’y répondis !

            « Albert ! C’est bien toi ? Je cherche à te joindre depuis plusieurs jours. Il n’y a que toi pour me venir en aide. Albert, il faut que tu viennes, vite, ou je meurs, ou le Monde meurt ! »

 

            Cette voix,  je la reconnus d’emblée, malgré son ton angoissé qui la déformait, la rendant aiguë, et bien que je ne l’avais pas entendue depuis huit ans déjà.

            C’était celle de François, mon camarade d’étude de médecine, mon ami, et mon maître, ou plutôt « mon maître et mon ami » comme le chantait Bécaud alors.

            Il avait vingt ans, et pourtant déjà une profonde culture qui m’avait ébloui. Certes, « il avait tout lu », mais surtout avait tout compris… Il m’expliquait Rimbaud, Arthaud, Poë, Hemingway, Proust, Faulkner ! auteurs sans rapport évident. Il m’expliquait l’histoire cachée du monde ! Yalta, Postdam, le congrès de Vienne ! Certes il était facile de briller auprès de n’importe quel jeune de mon âge, insouciant et sans grandes connaissances comme nous l’étions la plupart, mais son côté globe-trotter emporta mon admiration sans borne.

            Dès l’âge de 16 ans il partait à l’aventure dans le monde, se nourrissant de peu, dormant dans quelqu’abris, voyageant en stop, en taxi-brousse, sur le toit des trains indiens, entassé avec les autres resquilleurs, sautant sur les plates formes des wagons de marchandise dans le désert éthiopien.

            Lorsque son père mourut, laissant un confortable héritage à ce fils unique, il se laissa aller à sa fringale d’exploration « descendant d’un avion pour sauter dans l’autre », accumulant les kilomètres. « J’ai voyagé plus que Kissinger, plaisantait-il », alors que cet envoyé de Nixon vivait quasiment dans les aéroports…

Il me racontait… et je le croyais, car il rapportait de multiples anecdotes qu’on ne peut inventer : sollicitant une entrevue avec le Dalaï Lama, au début de son exil à Dahramsala, alors que ce saint personnage n’intéressait encore pas le monde, il fut introduit de suite, et le trouva assis en tailleur sous une véranda, souriant, se grattant la plante des pieds…N’importe quel mythomane l’aurait vu méditant en position du lotus ! Imaginerait-on le Pape vous donnant audience se curant le nez ?

Il avait joué au poker avec les princes héritiers du Cambodge. Ceux-ci étaient des tricheurs, et se haïssait tellement qu’ils préféraient faire perdre leurs frères en laissant gagner l’occidental qu’il était. Ceci explique la suite du destin du royaume khmer…

Il avait tâté des prostituées sacrées du Grand Temple shivaïste de Calcutta, et en avait attrapé une chaude-pisse ! Mais les brahmanes titulaires étaient prévoyants : un dispensaire était prévu, où un longue file de pèlerins venait à la queue leu leu subir une injection de pénicilline retard. Un majestueux Sikh enturbanné et barbu faisait la leçon : « you have seen bad women, there are not holly girls ! I hope that the next time (il ne disait pas de ne pas recommencer, business is business) you had to use condon!>> envoya-t-il en adresse à mon ami.

Ce qui me sembla évident, c’est que ses lieux  de destination se  concentraient sur l’Asie extrême, à mesure que les années passèrent, mais j’y vis une simple attirance particulière.

            Les années s’écoulèrent, sans que rien ne vint altérer cette amitié et cette admiration que je lui portais. Nous obtinrent notre doctorat. Il s’orienta vers la psychiatrie, moi je choisis de faire mon service militaire dans la coopération avant de commencer une spécialité de pédiatrie. La vie nous sépara. J’allai une fois le voir quand il ouvrit un cabinet de psychiatre-psychanalyste à Neuilly.

 

            Pendant toutes ces études, jamais je n’avais pu relever le moindre signe d’anxiété ou de déséquilibre mental, même infime ; alors que pouvait justifier ce ton de panique, cette voix aiguë, cet appel au secours ? Sa vie était en jeu, mais aussi… celle du Monde ! Accès de paranoïa ? bouffée délirante de schizophrénie ?

 

« François, que t’arrive-t-il ? Personne n’est auprès de toi ? Dois-je venir sans attendre ? Je suis à Venise avec une personne aimée !

-Sans attendre, je te le répète, ou je meurs, ou le Monde meurt !

-Je suis auprès de toi au plus vite ! »

 

            La suite fut rapide. Il me fallut peu de temps pour prendre un billet d’avion pour Paris. Je laissais le choix à Fabienne de me suivre, de m’attendre sans date prévue, ou de terminer seule notre séjour ! Elle préféra rester. Je ne l’ai plus jamais revue !

 

 

 

II.  NEUILLY

 

 

D’Orly un taxi me conduit vite à Neuilly, où je me souvenais de l’adresse du cabinet. J’avais trouvé étonnant que François, gauchiste et écolo avant l’heure, adepte des sagesses orientales, n’ait pas débuté son exercice en coopération et se soit installé d’emblée dans cette ville bourgeoise. Peut-être cherchait-il le calme, ou avait déjà compris que les malheurs du monde ne pourraient être soulagés par la charité banale…

Personne ne répondit quand j’appuyai sur la touche de l’interphone dans l’entrée de l’immeuble cossu. Je réitérais. Silence.

La concierge qui voyait mon attente m’apostropha, avec un fort accent portugais : « vous démandez le docteur ? Eh, si vous savez où il est, cela m’arrangerait. Cela fait trois sémaines que ses clients le demandent, et ze né sais pas quoi leur dire : ze ne sais même pas s’il est parti sans rien dire comme d’habitoude, à Cuzco ou au Matchu-Pitchu, ou s’il ne veut pas répondre ! »

Je fus étonné qu’une pipelette probablement fraîchement arrivée en France, vu son accent, connaisse ces sites amérindiens… Elle répondit à mon attente…

« C’est qu’il est gentil, le docteur, il mé ramène toujours un petit cadeau de ses voyages, n’empêche que je né sais pas quoi faire de ses recommandés –les autres lettres, zé les lui monte dans son appartement, z’ai la clé-  et sans compter avec ces moinillons chinetoques  qui viennent sans cesse le relancer, mais eux, zé né les fais pas entrer !

-car il vient des moines asiatiques ? et qui veulent pénétrer chez lui ?

-oui, des drôles de gugusses le crâne rasé, aux yeux bridés, et  attifés à la diable, enroulés dans  leurs draps jaunes ou rouges ! Ils ont même une épaule nue, avec un petit chéval tatoué dessus ! »

En quelques mots, car j’avais l’air sincère, je la convainquis que j’étais le meilleur ami de son gentil docteur, lui fit un cour résumé de l’urgence, elle accepta de m’ouvrir la porte.

 

J’entrais en premier dans le cabinet. Rien ne paraissait en désordre, rien qui fit pencher en faveur d’un départ précipité ou prévu, ou même d’une absence. Les lieus n’avaient pas été fouillés, pas de trace de lutte.

Le bureau était vaste. La pièce était agencée symétriquement. Au milieu, sa table de travail. A gauche une bibliothèque fournie, remplie d’ouvrages de psychologie, de neurologie, et de psychanalyse, surtout de l’école junguienne. D’ailleurs un buste de Jung trônait au centre. Seule une photo encadrée du philosophe Baruch Spinoza rompait cette unité.

A droite, lui faisant pendant, le même meuble, mais contenant quantités de livres de symbolisme asiatique, certains en idéogrammes. Je reconnus le Tao Te King, la « bible » du Taoïsme, et le Yi Jing , le livre de la divination chinoise. Une photo un peu jaunie, dédicacée, du Dalaï Lama plus jeune était encadrée, mais c’est un buste d’un sage asiatique que je ne pus identifier (Confucius-Kong Fu Tseu ? Lao Tseu  ? ou plutôt ce Maître Maitreya dont François m’avait entretenu ?) qui centrait les ouvrages et s’opposait à Jung. En sorte que le consultant, assis dans un fauteuil, devait avoir face à lui son médecin de l’âme à son bureau, à gauche la bibliothèque du savoir occidental, à droite celle de la sagesse orientale. Mais surtout, derrière le psychothérapeute, une statue se dressait, un peu en hauteur, semblant le chaperonner. Elle devait avoir de 20 à 30 centimètres de hauteur, 50 en longueur

Je n’avais rien vu de semblable. Elle était en bronze ancien, patinée. Sa facture était asiatique, voire gréco-héllénique ? Elle figurait un cheval, cambré, semblant furieux, le col relevé, la queue fouettant l’air, un antérieur dressé, les autres membres tendus d’une force contenue..

Tiens, un cheval ! Comme celui qu’auraient sur leur épaule les moines importunant la concierge ?

 

J’allais quitter le cabinet, dépité, pensant retourner à Venise rejoindre Fabienne, qui avait dû trouver curieux, voire être offusquée, de voir l’homme qui prétendait l’aimer la quitter si brusquement pour un ami. François allait peut-être briser un amour solide naissant pour un caprice, puisqu’il n’était pas là ! Mais inversement, cette absence signifiait-elle qu’il était peut-être hospitalisé, ou suicidé, à la morgue déjà!

Après avoir visité son appartement contigu, lui aussi vide et en ordre, et être retourné une dernière fois dans son cabinet, je fus tiré de ma perplexité en percevant un gémissement faible. Son origine semblait être d’un placard. En l’ouvrant, je découvris que ce faux placard était le début d’un couloir assez court, donnant issu dans une pièce.

Cette pièce était agencée comme un petit temple asiatique, les murs couverts de mandalas, d’idéogrammes. Surtout ce qui lui donnait un air irréel, c’est qu’elle était baignée dans une lumière blanche, vive mais non éblouissante, sans ombres portées, emplissant l’espace sans que je vis aucune source.

Mais de François, point !

Attiré par le même geignement, je passai dans une autre pièce, agencée de même, mais cette fois-ci la lumière, sans source et sans ombre toujours, était bleue. De même  passai-je dans un autre oratoire, identique, mais à la lueur jaune, moins vive. A mesure que je passais de pièce en pièce, la lumière décroissait et devint rouge.

Dans la pièce suivante, baignée dans un vert émeraude ou turquoise, j’en étais à m’interroger sur ces jeux de lumière et leur symbolique, car il y en avait une, on n’avait pas agencé cette suite de volumes sans raisons. Ce n’était pas la succession des couleurs du spectre ! Soudain je compris, me rappelant les enseignements de François : c’était l’ordre dans lequel est présentée « la claire lumière fondamentale » à l’esprit du mourrant quand il quitte son corps, d’après le Bardo Thödol, le livre des morts tibétain ! S’il la reconnaît d’emblée, ou ensuite présentée sous des formes plus accessibles au développement de son âme, il entre dans le Nirvâna. S’il ne la reconnaît pas, il doit continuer son cycle de réincarnations, retournant à la souffrance et à l’incomplétude de notre vie terrestre !

Mais où était François ? Je le trouvai dans le dernier oratoire, sombre et parcouru de rais lumineux variés de plusieurs couleurs : une silhouette gisant à terre, gémissant faiblement. Il me reconnut quand je le pris dans mes bras.

 

« Albert, dieu merci, tu es venu ! Ne m’abandonne pas !

-avant toute chose je vais te traîner hors d’ici, dans ton appartement, je vais te redonner vie ! As-tu mangé depuis trois semaines, depuis que tu as disparu d’après la concierge !

-à peine bu, car là n’est pas l’important ! Je dois t’expliquer…

-si ! c’est là l’important. Je te soigne, et tu m’expliqueras ensuite ! »

 

Je le traînai dans l’appartement, puis m’en occupais comme d’un bébé :  prendre un bain, au cours duquel je remarquais sur son épaule le cheval tatoué, à l’instar des moines ! le forcer à se restaurer..

« Peux-tu me dire maintenant la cause de ton émoi ?

-Albert, le Monde est en danger, et tout cela à cause des habitants de la Terre ! L’homme est le plus grand prédateur, des autres espèces animales, mais de son propre environnement aussi, et peut-être plus loin encore !

-je sais, le réchauffement de la planète, mais il n’y a pas de raison de paniquer !

-le réchauffement n’est rien ! La Terre en a connu d’autres ! Des époques glaciaires aussi ! Le niveau des eaux va monter, c’est inéluctable, mais la carte des espaces émergés a varié au cours des âges ! L’Afrique entière va devenir un désert, les palmiers pousseront au Danemark. Beaucoup d’hommes mourront de cancer de la peau ; des masses innombrables, remontées du Sahel vers le Maghreb, le quitteront pour envahir l’Europe. Il y aura des famines, des guerres d’extermination, aussi bien de ceux qui se défendront que de ceux qui envahiront, mais les famines et les guerres ont été un des moyens éternels que trouve l’inconscient collectif pour réguler les populations animales. Les lemmings, lorsqu’ils sont trop nombreux, émigrent vers l’Ouest, suivant le soleil couchant,  et, croyant traverser une large rivière, se noient dans l’océan ! ».

Eh bien, si ces perspectives n’effrayaient pas mon ami, ce qui lui causait une telle peur devait certes être plus terrible encore !

« Non, l’homme s’est engagé sur une fausse route, et de manière semble-t-il telle qu’il ne peut plus revenir en arrière. L’homme est matière, et esprit. L’esprit n’est que la forme la plus élevée de la matière, la matière la plus compacte et dégradée de l’esprit. Spinoza l’avait déjà vu et en avait averti ses contemporains. Mais l’espèce humaine a tout engagé dans la maîtrise par la matière. L’Amour même, celui que l’on porte à l’autre, à Dieu, à la patrie, à un idéal humaniste, a été négligé, mieux, ridiculisé. Même cet amour que l ’on porte à une femme ou à un homme s’est dégradé en une simple recherche, mais effrénée, du plaisir sexuel.

-j’en conviens, et je te signale que ton appel est peut-être en train de tuer un « pauvre amour humain » ; mais tu ne me ressors-tu pas  le vieux catéchisme chrétien ?

-le vieux catéchisme chrétien avait-il prévu le SIDA, en réaction aux rapports sexuels sans frein ? Toutes les religions ont voulu réguler et encadrer la sexualité, faisant s’écouler son torrent dans les berges de l’amour familial et conjugal, pour en faire un fleuve tranquille ; les sages juifs, chrétiens, musulmans, confucéens, tous, avaient confusément perçu de l’inconscient collectif que la Nature opposerait un frein aux débordements, réaction cruelle le plus souvent ! L’Afrique est trop peuplée ? On y meurt, et on va y mourir, de faim, de soif, de génocides, mais le surpeuplement reste, alors le SIDA est apparu : trente pour cent de sa population peut disparaître dans les prochaines années !

-l’homme trouvera un vaccin ou une autre solution au SIDA !

-vois comme ta pensée est bien déjà pervertie par le matérialisme : au lieu de résoudre le problème en modifiant ses comportements, l’homme va chercher une solution matérielle en inventant un médicament ! Cette solution découverte, un autre virus remplacera le VIH comme celui-ci a remplacé  le tréponème de la syphilis ! »

Je commençais à être décontenancé devant une pensée aussi globale et vaste. La culture de François était allée en augmentant exponentiellement, je reconnaissait mon ami. Rien ne lui était étranger. Une sourde angoisse commença de naître en mon for intérieur.

« Eh bien admettons que l’humanité  subisse sa punition, son karma, nous mourrons tous finalement, cela aussi est programmé, aujourd’hui ou demain, individu par individu ou collectivement, quelle importance, et la Terre sera dépeuplée ! De toute façon l’humanité doit disparaître à terme, ne serait-ce que lorsque notre Soleil s’éteindra, après nous avoir brûlé en devenant une géante rouge !!!

-et que prévoit l’homme pour contrer cette issue inéluctable, dis-moi ? Il prévoit d’émigrer ! Déjà pour échapper au réchauffement climatique, il a envoyé des vaisseaux sur la Lune, puis sur Mars, supposant une colonisation ! Dans sa déraison, il envisage de partir vers d’autres planètes orbitant autour d’autres étoiles, dans notre Galaxie ou au-delà vers d’autres galaxies !

-l’homme n’est pas déraisonnable à ce point ! depuis Einstein et ses successeurs, Hawkins, …, on sait que la vitesse de la lumière ne peut être dépassée, qu’un voyage durerait trop de temps pour atteindre la plus proche étoile, même à de grandes vitesses et qu’à ce moment le temps subit de telles distorsions que toute hypothèse devient inconcevable.

-détrompe-toi !Les physiciens en sont déjà à chercher des « trous de vers » dans cet espace-temp, permettent d’emprunter des raccourcis ! à envisager des « tachyons » qui se déplaceraient dans l’hyperespace !

            Ils n’ont pas compris que la Nature a créé  ces lois pour précisément les contenir dans l’état qui leur permettrait d’évoluer au mieux spirituellement, et de devenir Dieu eux-même. La Nature, c’est à dire Dieu ! Car Dieu et Nature, c’est de même. Pourtant, le philosophe Spinoza l’avait découvert, et l’avait clamé : « Deus sive Natura ». Ils en ont conclu que lorsqu’un fait existe, c’est que Dieu, ou bien la Nature, au choix, en est la cause, alors que cela veut dire : « Dieu, ou la Nature, ce qui est la même chose » !

Dans leur folie, les hommes en sont arrivé à mettre en péril l’équilibre de tout l’univers existant. Ce n’est plus même de cette humanité qu’il s’agit, mais de toutes les humanités ou toutes formes d’existences conscientes qui sont en risque de disparaître !

En voulant quitter matériellement le système solaire qui l’a vu naître, l’humanité empreinte un chemin qui la mène à la ruine !

Actuellement la Terre est entourée de milliers d’objets, métalliques pour la plupart, et radio-actifs pour certains, qui lui forment une nouvelle ceinture magnétique : stations spatiales, télescopes orbitaux, satellites divers, militaires ou de communication, en activité ou réformés, débris de satellites, même objets perdus dans des missions : clés à mollette ! gants ! Et cela ne s’arrêtera pas : des fous veulent y envoyer des urnes funéraires contenant les cendres de mortels ! Comme si la montée au ciel à laquelle toute l’humanité aspire depuis toujours concernait le corps et que le ciel soit un lieu déterminé et non pas un état de l’esprit ! Des savants, du moins soi-disant ou prétendus tels, envisagent d’entourer la Terre d’un nuage de poudre métallique pour renvoyer une partie des rayons solaires et ralentir l’effet de serre ! La Terre est entourée d’un champ magnétique qui  protège la vie des rayonnements cosmiques mortels, et ce champ commence à être perturbé !

Pire : des engins spatiaux automatiques dorénavant voyagent de planète en planète et modifient le champ du système solaire entier.

Je dois partir, je ne peux plus me soustraire à mon engagement, mais ne suis pas en état d’y aller seul : il faut que tu m’accompagnes !

Car l’événement déclenchant a été la sortie d’un engin, Voyager, du système solaire. Il est dorénavant dans l’espace intersidéral, et un jour sera dans le vide intergalactique. Les autres univers-iles, comme les nommait Giordano Bruno, seront concernés ! Alors l’esprit cosmique a déjà préparé la riposte.

-Et pourquoi une riposte ? Que risque ton « Esprit Cosmique ? »

-Avant toute chose, avant tout temps, l’Esprit seul emplissait l’Univers. Mais l’Esprit ne connaissait ni joie, ni peine, aucune émotion, n’avait aucune pensée, car il ne pouvait dialoguer qu’avec lui-même. Relis le livre sacré du taoïsme :  « Avant toute manifestation, le Tao emplissait l’univers. Mais l’Univers était vide. Le Tao appelait dans les directions cardinales, mais seul le Tao lui répondait. Alors le Tao résolut de se concrétiser et fit apparaître toutes choses dont la vie ». Tu comprends, maintenant ? L’Esprit n’a fait apparaître l’Univers que pour exister encore plus. Par nous, les hommes ici et toute forme de conscience ailleurs, il vit : il ressent, aime, souffre, se félicite du bonheur de tous et éprouve de la compassion pour toute peine, éprouve toutes les joies et souffrances possibles. Nous créons Dieu. Un sage l’a découvert : Dieu n’est pas l’origine de l’Univers, il en est le but !

Mais si, par notre folie, nous mettons en péril le déroulement normal des événements en perturbant l’évolution, l’Esprit peut très bien tout annuler, et en revenir avant le début de tout !

-Et c’est cette crainte qui crée ton trouble ? Avec ces moinillons qui semblent te poursuivrent ?

-Ces moinillons comme tu dis sont des adeptes d’une secte, les adorateurs-sectateurs du dieu Okroa-Okandana, qui réunit Taoïsme et  Lamaïsme, et toutes doctrines, peu importe, à un haut niveau tout se rassemble, y compris le Judéo-Christianisme et ses avatars. « Œil pour œil, dent pour dent », écrit la Bible. Certains y voit la vieille loi tribale du talion, et même glosent d’un progrès limitant la vengeance au préjudice causé, alors que cet adage illustre l’universelle loi du Karma ! « Tu recevras ce que tu as fait ! ». Cette secte  met en pratique des techniques qui maintiennent notre univers proche en stabilité, mais en ce jours tout l’univers est menacé. Ces moines ne m’importunent en rien, j’ai reçu l’appel par le plan de la pensée ! J’ai été sollicité, par Lui. Les moines ne viennent que pour me rassurer et m’entourer de leur affection.

Albert, tu es l’ami le plus sûr que j’ai eu, et le plus intime, tu dois m’accompagner, car j’ai peur de faiblir en chemin. Chaque instant à t’attendre, dans mon dernier oratoire, celui où la claire lueur fondamentale ne luit plus, je murmurais « Père, si tu le veux, éloigne de moi ce calice ! », mais j’espérais ta venue

-S’il en est ainsi, je ne me déroberais pas. »

François sembla hésiter.

« Albert, je me dois de t’avertir

-De quoi ?

-Ce voyage pourrait ne pas être sans risque pour toi.

-Tu es mon ami, et mon maître ! »

 

 

 

 

III. QUELQUE PART DANS L’HIMALAYA .

 

 

Dans un long feulement de félin, les réacteurs se turent. Il ne m’avait fallu que peu de temps pour retenir deux sièges sur Air India à destination de la Nouvelle Delhi. J’accompagnais François comme une gouvernante un enfant. La plupart du temps il était presque prostré, perdu dans ses pensées. Après une nuit d’hôtel, nous embarquions cette fois-ci dans un vieux bimoteur d’Himalayair, compagnie régionale qui reliait un aérodrome du nord de l’Inde, à la frontière du Bhoutan, ou du Mustang, je ne sais plus. Trois moines nous attendaient au pied de l’avion, alors que je n’avais prévenu personne de notre arrivée. Ils nous conduisirent en deux journées à dos de Yak dans un monastère d’une étroite vallée dans la montagne. Ma respiration était difficile : l’altitude à laquelle je n’étais pas habitué. François semblait mieux s’y adapter, peut-être déjà préparé par d’antérieurs séjours, ou rasséréné par les attentions des moines.

Ils étaient d’ailleurs tout aussi attentifs avec moi, ces adorateurs-sectateurs ! A croire que je faisais partie de leur plan.

Après plusieurs jours d’acclimatation, pendant lesquels mon ami disparaissait de longues heures, sans doute en entretiens intimes ou préparations spéciales, nous fûmes invités à participer aux cérémonies. Elles me semblaient assez peu différentes des offices lamaïstes que j’avais pu voir à la télévision, ou de celle à laquelle j’avais assisté au monastère tibétain réfugié en Bourgogne, aussi je fus mis de plus en plus en confiance. Peut-être bientôt pourrions nous retourner en France, car je devais reprendre mon métier, et surtout je désirais reprendre contact avec ma « fiancée »… 

 

Un soir, on vint nous demander de revêtir d’autres habits que nos robes de moine habituelles. D’ailleurs, des lamas auparavant nous firent prendre un bain, nous enduisant le corps d’huiles parfumées ensuite. Lors de l’office qui suivit, les mélopées lancinantes et rythmées de sons de trompes, de coups de gong, de bols musicaux tibétains, jointes à des volutes d’un encens différent des rites précédents, induisirent  dans mon esprit un état de torpeur, ou plutôt un état modifié de conscience, comme le qualifient nos neurologues occidentaux. Dès lors je ne puis certifier de la suite, je ne sais si je l’ai vécue ou rêvée.

Des moines vinrent s’incliner devant mon ami, qui se leva et les suivit, et devant moi-même après, m’enjoignant silencieusement de marcher à leur suite. Nous gagnâmes le centre du temple. Un supérieur, vieux sage à la peau ridée et parcheminée, nous fit face. Les mélopées s’accentuèrent. Le sol se mit à se ramollir sous nous trois, comme devenant liquide ; nous nous enfonçâmes ; le défilement des parois figurait une descente par un ascenseur vertigineux. Je voyais les parois rocheuses défiler, changeant de nature à mesure que nous descendions. Puis la descente cessa. Nous nous trouvâmes dans une immense grotte, qui aurait pu contenir Saint Pierre de Rome ! L’atmosphère était oppressante, humide et chaude. Et là, là, devant mes yeux, je reconnus… le cheval ! Cette statue trônant dans le cabinet de François ! Cette silhouette tatouée sur l’épaule des moines, et de mon ami !

Mais ! mais… ce cheval était immense ! Vingt mètres ? Trente mètres, en hauteur ? Cinquante en long ?

Mais ! mais… ce cheval était… vivant. De ses naseaux dilatés sortaient un souffle qui se condensait en une brume semblable à de l’argent en fusion. Sa queue fouettait l’air épaissi par cette brume argentée. Son flanc se soulevait régulièrement. Il tenait un antérieur levé, les autres membres aux muscles tendus.

Mais, ce qui n’était pas figuré sur la statue et les tatouages, le sexe, dur, allongé, projetait régulièrement une semence bouillante, du mercure en fusion, qui tombait à ses pieds dans un lac brillant, ce lac se déversant ensuite dans une faille du sol rocheux.

 

« Le cheval-dieu Okroa Okandana » me dit mon ami, dans un souffle, sans se retourner. « C’est la seconde fois que je le contemple ; c’est la Force de l’Univers, il insuffle vie à tout ce qui est ; il maintient l’énergie cosmique ».

Le vieux sage regarda mon ami « Es-tu prêt ? Tout peut encore s’arrêter ! »

François acquiesça d’un geste quasi-imperceptible de la tête, et se retourna vers moi.

A cet instant, l’immense cheval tourna son regard vers nous, hennit, et abaissant son antérieur  frappa le sol, pour relever ensuite l’antérieur opposé.

Une lueur enveloppa François, qui me regardait et me dit « adieu, ami » et il s’embrasa instantanément.

La même lueur m’enveloppa, mais d’une chaleur douce. Un tatouage apparut sur mon épaule.

 

J’ETAIS DEVENU UN ADORATEUR-SECTATEUR DU CHEVAL-DIEU

OKROA OKANDANA.

 

 

Dialogue de Monos et Una

 

<<Je vais te tuer. Je ne sais pourquoi, je ne le désire pas, mais je vais te tuer.

Cela ne me fera aucun plaisir, et plus pourrais-je dire une certaine répulsion m'envahit à cette idée, car nul être vivant ne peut, sans effort sur lui, faire du mal à un autre être vivant.

- Alors pourquoi me tuer?

- Parce que je le dois.

- Qui t'en a donné l'ordre?

- Je ne sais.

- Au nom de quelle loi, de quel décret? Quel règlement te le dicte?

- Cela n'est écrit nulle part, ou tout au moins pas sur des tables de pierre ou du parchemin. "Cela est écrit", tout simplement.

- "Cela est écrit", c'est ce que l'on dit alors que, justement, "cela" n'est écrit nulle part, si ce n'est dans d'hypothétiques cieux.

- C'est ce qui lui donne sa force.

Allons, apprête- toi à mourir,

- Ne puis- je avoir un instant de répit?

Pourquoi cet empressement, je ne t'ai rien fait, je n'ennuie personne, comme tout être en ce monde, je ne demande qu'à vivre, c'est à dire me nourrir, m'abreuver, respirer et, comme tous, poussé par un sentiment qui me dépasse et qui doit être inscrit par la Divinité au plus profond de moi, à me multiplier. Je suis poussé  par l'instinct le plus puissant et le plus pur à vouloir donner la vie à de petits êtres qui me ressemblent, à les voir croître et embellir, mais, je te le répète, sans vouloir causer le moindre tort à personne.

- Je ne ressens pas la moindre haine ni même la moindre animosité envers toi, mais il est inscrit en moi aussi, au plus profond, et peut-être là aussi inscrit par Dieu, que je doive te tuer. Sans le vouloir certes, tu causes du tort, tout en recherchant, je le concède, à satisfaire de légitimes aspirations. Quant à ton désir de te reproduire pour laisser des descendants sur terre, ceci n'éveille rien en moi, peut-être là gît la différence entre nous.

- N'y aurait-il pas place pour une seule créature de plus ici? J'y vois de nombreuses autres, des multitudes, allant et venant sans qu'on les interpelle. Elles se déplacent, se nourrissent, vaquent à leurs occupations paisiblement, certaines semblent ne rien faire, pourquoi tant de rigueur pour une intruse si inoffensive que moi?

- Ton apparence seule est inoffensive. Tu es un danger potentiel. Parce que tu n'es pas des nôtres : tu n'as pas notre constitution génétique. Tu ne devais pas t'introduire ici. D'ailleurs vois : moi-même, avant que tu n'arrives, je musardais, je ne savais pas pourquoi on m'avait mis au monde, ni à quoi je servais, ni même si je devais servir à quelque chose.

Mais d'un seul coup, j'ai ressenti une curieuse excitation, une émotion brutale.

Dès avant même que je t'ai vue, dès que tu as pénétré, dès même que tu avais franchi l'enceinte, te faufilant à travers la cloison, j'ai su que tu étais faite pour moi, et moi pour toi, de toute éternité.

Je ne t'avais jamais vue, et pourtant je t'ai reconnue : tes effluves ont remué quelque chose d'indicible dans ma mémoire, ta façon de te déplacer agitant le milieu ambiant a provoqué des ondes qui se propageaient en cercles concentriques mais semblaient n'être nées que pour aller dans ma direction. Ces ondulations ont fait tressaillir tout mon corps et mon âme. Et je suis venu à toi, immédiatement, poussé par une force irrépressible que je n'avais jamais ressentie auparavant, mais que je savais être prête depuis toujours à me mener vers toi.

- Te rends-tu compte que ton langage est celui de l'amour, et même de l'amour le plus pur, au- delà même de la passion, car tu y introduis la Destinée!

Et tu me tuerais!

- L'amour absolu ne se satisfait pas de la banalité du quotidien, il doit la transcender, et souvent la mort seule peut le fixer en son plus bel éclat. Roméo et Juliette, Tristan et Iseult ne sont  restés pour l'éternité dans les mémoires que parce que la mort a figé leurs destinées. Imagines-tu Juliette dans le tombeau se réveiller avant que Roméo ne se poignarde : ils se reconnaissent, s'étreignent, sortent du caveau devant les familles réunies. Vois-tu les amants de Vérone réconcilier les Capulet et les Montaigu? Se marier? Juliette devenir une mamma italienne à la quarantaine rondouillarde, hurlant contre cinq ou dix marmots mal lavés, en torchant un ici, en mouchant un autre là, tout en touillant les spaghettis à la véronaise? T'imagines-tu Roméo la fuyant, faisant le tour des tavernes, buvant du Chianti au goulot et lutinant les servantes?

T'imagines-tu Tristan et Isolde refusant leur destin, détournant le cours de leur navire pour fuir le vieux roi et, abordant les côtes d'Ecosse ou d'Irlande, partir se cacher au fond des forêts, vivant de l'élevage de cochons, de poules et de lapins, passant un seuil boueux et crotté pour rentrer le soir dans une masure au toit de chaume? L'amour ne se satisfait qu'un temps d'une chaumière et d'eau fraîche.

 

- Tu vas me tuer, mais sais-tu qu'en accomplissant ton devoir, tu te condamnes toi-même inexorablement à la mort? Oui, la mort pour toi aussi. Ceux qui t'ont donné cet ordre t'ont condamné tout autant. Ne peux-tu te révolter, désobéir et, en me laissant la vie, te garder en vie!

- Ton discours me perturbe et je sens toute l'injustice et l'incohérence de cet enchaînement : te tuer alors que tu viens de me convaincre que j'éprouve l'amour le plus pur pour toi, et me tuer en même temps, le jour où je découvre celle qui m'était destinée.

- Et le jour où moi aussi, tâchant de te convaincre, je découvre aussi que mon langage est celui de l'amour : j'étais faite pour toi. Je sais maintenant que ma constitution devait immanquablement t'attirer, t'amener vers moi.

Luttons contre ce destin implacable : désobéis, révolte-toi.

- Je dois être moins intelligent que toi, quelque chose manque à ma raison, car inexplicablement, je ne puis me révolter.

- Réfléchis encore : à peine te seras-tu jeté sur moi, à peine m'auras-tu embrassée et serrée contre toi, m'étouffant en toi, que tu commenceras à agoniser, et que tu ne me verras mourir qu'en expirant toi- même!

- Je le sais, mais je sens obscurément que l'on m'a mis au monde pour cela. C'est le sens de ma vie, c'est mon destin, et, en refusant ce destin, j'ôterais précisément tout sens à ma vie. Je suis Roméo, je suis Tristan.

 

- Eh bien, puisqu'un destin si puissant nous pousse, puisque des forces si grandes guident nos conduites, tue-moi, si tu le peux, car, le sais-tu, je vais me défendre, et, s'il est écrit que tu dois m'attaquer, il n'est pas dit que tu gagnes!

- Il n'est pas dit en effet!>>

 

Et le globule blanc franchit sans hésitation, sans hâte excessive mais avec détermination, le demi-micron qui le séparait de la bactérie.

Il l'étreignit, l'entoura de ses peudopodes, l'étouffa. Se contractant, il exprima de sa propre substance des enzymes tueuses, se condamnant ainsi lui- même à la mort, comme elle le lui avait prédit.

Elle expulsa d'elle-même les toxines qu'elle gardait en réserve, tâchant de desserrer l'étreinte, mais ces poisons ne furent d'aucun effet, son agresseur étant de toute façon condamné.

Ils expirèrent ensemble, indissolublement liés pour l'éternité.

 

 

En l’an 2000, les bactériologistes américains inventaient le néologisme "cross talk" pour décrire les relations particulières entre une bactérie et la cellule qu'elle infecte, que les infectiologues français traduisent par "dialogue moléculaire bactérie-cellule hôte".

 

 

I HAD A DREAM

 

         Madame Toofany s’assit devant le bureau, croisa ses longues et fines jambes de manière élégante et sensuelle. “Belle femme, pensa Jacques, et pourtant quarante-huit ans, quel corps, et quel éclat dans le regard, qui garde un rien de ses origines asiatiques, malgré sa "troisième génération" française. On lui donnerait la trentaine, ou même vingt-cinq printemps! Mais voilà, la médecine est passée par là, avec l’accroissement de la durée de vie est venu l’allongement de la jeunesse!”

            <<Eh bien nous allons faire votre check-list semestrielle, Madame Toofany. Pas de problème pendant ces six derniers mois?

            -Non, Docteur, j’ai juste perdu ma chienne, mais elle avait vingt-sept ans (diable, se dit Jacques in petto, même les animaux bénéficient des progrès de la médecine vétérinaire!), et  mon psychologue a pu me faire supporter sans encombre cette frustration. Par ailleurs j’ai fait une tendinite lors d’une séance de fitness intensive, mais le docteur en kinésithérapie du club m’a  vite guérie par électro-acupuncture.>>

            (Bigre, on n’arrête pas le progrès, y compris celui des médecines douces! grommela-t-il).           

            << Très bien, mon assistante vous a posé quelques électrodes il y a un instant, en salle d'attente, et le temps que le programme de l’ordinateur  analyse votre profil électrique intégré, je vais déterminer une centaine de vos paramètres sanguins. Veuillez placer cette pince sur le lobe de votre oreille.>>

Madame Toofany s’exécuta.

            <<Pouvez-vous pianoter sur  le clavier protégé votre code santé confidentiel, afin que mon logiciel analyse vos résultats et les compare à ceux de votre dossier national?>>

            Une dizaine de secondes plus tard, une petite note de musique suave retentit, émise par l’ordinateur, avertissant que les examens étaient accomplis et l’analyse terminée.

            << Eh bien bravo, Madame Toofany! Age physiologique: 27 ans!  Métabolisme, parfait! Souplesse et  hydratation de la peau: parfaites! Cœur en super forme! Capacité intellectuelle, supérieure!>>

            Madame Toofany ne s’étonnait plus qu’une simple pose de trois électrodes en salle d’attente détermine ses électro-encéphalogramme, cardiogramme, myogramme, splanchnogramme, et même la vascularisation de sa peau, la composition de sa sueur, et par-dessus tout son état moral par résistance électrique cutanée. Que ces résultats soient en sus comparés à la détermination de cent paramètres sanguins uniquement par le passage d’un rayon infrarouge à travers le lobule de son oreille, qui mesurait aussi l’épaisseur et la qualité de son derme, non plus! Et le tout comparé en courbes de tendances avec l’intégralité de son dossier médical informatique qui contenait, sous forme numérisée, tous ses événements médicaux, scanners, IRM, analyses, micro-biopsies, tocographies de ses accouchements, entretiens psychologiques lors de ses deux divorces, le tout centralisé à  Francfort, à la B.E.D.M.[1]. Ces données permettaient de suivre sa santé physique et morale depuis sa naissance, et même avant puisque les acquis de la banque du génome humain mondial, à Londres, étaient pris en compte, ainsi que les échographies qu'elle avait subies dans le ventre de sa propre mère, mais aussi de comparer son état physiologique actuel à celui de toutes les Européennes, de constater si elle était au-dessus ou au-dessous des normes, et d'alerter par là-même les gouvernements adhérant au programme de tout début de dérive: augmentation du cholestérol en Bavière, des infarctus en Laponie, hausse de la tension en Écosse. En comparant ces mesures aux chiffres de consommation alimentaire, les autorités pouvaient vite réagir et modifier l'alimentation des vaches, l'écrémage du lait, ou augmenter ici ou là le prix du tabac.          

            << Nous allons déterminer ensemble la composition de votre pilule personnalisée journalière pour les prochains six mois.

            Bon, je vois que ce que me propose le logiciel ne change pas trop: même quantité de vitamine E, zinc, sélénium, pour éviter le vieillissement...; euh, il me demande si vous changez votre type de vacances cette année? Non? Donc nous baissons un peu la quantité de vitamine D, puisque vous allez revoir le Viet Nam, pays de vos ancêtres, mais montons le taux de bêta-carotène, à cause du soleil. N’oubliez pas d’utiliser la crème que je vais vous prescrire par le même procédé, pour éviter les cancers de la peau ou  qu’elle ne se fripe trop tôt!

            Toujours du calcium, en prévention de l’ostéoporose de la ménopause, une légère touche d’hypocholestérolémiant, un anxiolytique. Bêtabloquant?...

            Vous n’avez pas de stress important à subir, ces jours-ci, fit-il en redressant la tête de son écran vers le visage de Madame Toofany?

            Très bien, laissons ainsi, de même que les vingt-huit autres additifs y compris la trace de nicotine pour ne pas recommencer à fumer>>

            Jacques fit une courte pause, regarda amicalement sa cliente. Se penchant un peu vers elle, il reprit d’une voix douce:

            <<Il y a un petit problème, Madame Toofany: si votre âge physiologique est de vingt-sept ans, la médecine n’a pas réussi à beaucoup reculer l’âge de la ménopause: vos analyses sont formelles, votre taux d’hormones féminines commence à s’infléchir. La ménopause approche. Mais nous pouvons en effacer tous les inconvénients. Avec un traitement hormonal, vous resterez encore longtemps dynamique, belle, désirable et... désirante! Vous en a-t-on parlé?

             -Bien entendu, docteur, autant à mon club de fitness qu’au Lionness Club, et j’ai déjà eu un entretien à ce sujet avec mon psychiatre, mon mari et le pasteur de l’Église unitarienne oecuménico-psychanalytique.

            -Désirez-vous entreprendre un traitement?

            -Bien sûr, répondit-elle avec assurance!

            (elle a vraiment un bon psychiatre, ou un bon pasteur, ou de bonnes copines... ironisa Jacques, un tantinet vexé d’avoir été devancé, lui le médecin de famille, en charge de la gestion de la santé de ses patients).

            -Eh bien je ne vais vous prescrire votre pilule intégrée que pour deux mois, le temps que vous alliez voir un gynécologue qui  prescrira le passage progressif des produits anticonceptionnels aux produits de traitement de la ménopause.

            -J’aimerais beaucoup que ce soit le docteur Éva Belgraoui, nos tests de compatibilité de caractère n’ont pas varié depuis qu’elle m’a accouchée de mes deux enfants.

            -Très bien, dès ce jour ma secrétaire vous prend un rendez-vous par internet, et toutes les données sont ainsi accessibles au docteur Belgraoui.

            Avez-vous toujours le même pharmacien?

            -Bien sûr, le docteur Louise Michel.

            -J’envoie tout de suite la composition de vos pilules journalières par le web au centre de préparation régional, et elles seront livrées dès demain chez elle.

            Au revoir Madame Toofany!>> Il lui tendit la main.

            <<Au revoir et merci docteur de Mollay, avez-vous besoin du code de ma carte de crédit pour vos honoraires?

            -non, il est  déjà dans mon logiciel, et nous n’avons pas dépassé le quota autorisé ce semestre, l’ordinateur central fera le nécessaire, regardez d'ailleurs: il m'a déjà réglé, impôts déduits à la source, cotisation sociale universelle aussi!>>

            Il lui serra la main avec chaleur et fit passer sa cliente dans l’entrée.

 

       Etes-vous optimiste? D'un naturel heureux. Alors restez-en là. N’avancez pas plus.

Voici une belle histoire, plausible et même certaine d'ici vingt à trente ans.

Etes-vous réaliste? Alors continuez... à vos risques et périls! Mais vous aurez été prévenu.

 

            Son assistante en profita pour entrer dans le cabinet, et, le secouant par l’épaule, dit d’une voix forte:

            << Docteur de Mollay, docteur! Vous vous êtes endormi!

            -Un petit somme, j’étais tellement fatigué, après cette nuit ! Deux accouchements à domicile, dans un squat de ce qui avait dû être le palais Neptune, à la lueur des bougies, et sous la protection de la police!

            -Il va falloir y retourner: une des femmes a une hémorragie!

            -Qu’on appelle le SAMU!

            -Pas possible, la dernière ambulance non brûlée a été volée cette nuit. Les trois fourgons rachetés d'occasion à la Brink's sont en cours d'aménagement. De toute façon, “ils” m’ont dit qu’ils n’ont plus de crédits que pour les vraies urgences.

            -Diable! Pour eux, une hémorragie de la délivrance, ce n'est pas une vraie urgence!!!

-À part les balles en pleine poitrine et les estafilades de coups de poignard d'au moins douze centimètres de profondeur, ils estiment que le risque n'en vaut pas la chandelle!

-O.K., j’y vais!

            Mais voulez-vous avant que j’arrive en zone 4 téléphoner à la milice des Vengeurs qu’elle m’attende à l’entrée, car la police renâcle à aller  sans voitures blindées dans ce quartier et réclame les commandos-marine de l'arsenal: je préfère être escorté par quatre loubards du cru, à qui je donnerai une dose de morphine, cela ira plus vite.>>

                        Effectivement, il y avait belle lurette que les forces de l’ordre n’osaient plus s’aventurer dans des quartiers entiers de Toulon, livré, comme toutes les autres villes, à la guerre des clans de populations mélangeant immigrés et français misérables! A la suite des grands mouvements de migration massive, la France était devenue, comme tous les états “avancés”, un champ perpétuel de batailles féodales, livrée aux chefs de guerre et aux narcotrafiquants. Aurait-il fallut lancer des bombes atomiques sur les millions de pauvres hères qui envahirent pacifiquement l’Europe par cargos entiers, fuyant les guerres civiles déclenchées par les Islamistes de l’Iran au Maroc, les ravages du SIDA qui, tuant la moitié de la population de l’Afrique et de l’Asie du Sud-Est, avaient livré ces territoires aux guerres de conquêtes, le réchauffement climatique qui avait transformé le Sahel en Sahara, le Maghreb en Sahel? Toulon, Marseille, Nice, Fréjus, Montpellier, Narbonne avaient été les premières atteintes par les débarquements en masse de miséreux venus d'Afrique, du Proche-Orient, d'Asie Mineure.

            La bombe, d’autres s’étaient chargés de se la lancer réciproquement: Abkhases contre Géorgiens, Azéris contre Ukrainiens, Russes entre eux, Iraniens contre Israëliens! Et qu’avaient pu faire les USA, tout occupés à s'extraire d'une implacable guerre civile, noirs  contre chicanos, blancs et asiatiques contre narcotrafiquants? Ils avaient juste pu menacer les belligérants d’entrer dans la fournaise infernale, comme la vieille garde à Waterloo !

            De toute façon, quel était le véritable gouvernement mondial à ce jour, pour vouloir imposer la paix? L'O.N.U.? L'O.T.A.N.? L'action concertée des présidents des U.S.A. et de l'U.E.? Non, depuis que le présidium de la Mafia panrusse avait passé un pacte avec la Mafia italo-américaine, celle-ci unissant la vieille Cosa Nostra yankee aux cartels colombiens, le véritable pouvoir universel était entre les mains des chevaliers du Mal.

            Jacques de Mollay sortit, marcha vers son auto, carcasse rouillée et rafistolée, et avant de monter, butta contre un tas d’ordures échappé chroniquement d’une poubelle, envoyant un vieux livre glisser à deux pas. Il le retourna du pieds: “2010, Odyssée de l’espace 2”.

            “Eh oui, que l’avenir était beau quand on était hier!”

 

            Vous étiez averti! Comme l’héroïne de Barbe-bleue, vous avez voulu en savoir plus, et ce que vous avez découvert révéla l'autre face du miroir. "Qui augmente sa science augmenta sa souffrance", dit l'Ecclésiaste.

 

           Mais, si vous êtes abattu, il y a une chance de rattrapage: Commencez ce récit quand son assistante lui annonce qu'il doit partir "en zone 4", puis, inversant rêve et réalité, qu'elle le réveille pour accueillir Madame Toofany!

 

Et si vous êtes indécis sur ce que sera véritablement l'avenir, sachez que tout est possible, et que, comme disait Max Planck "Prediction is difficult, specially of the future".

 

 

             

 


           

 

Lettre à Bélise

 

(Lézards, nos ancêtres !)

 

 

                                                           Chère Bélise,

 

 

            Peut-être allez-vous être étonnée de me voir vous écrire, alors que je ne vous avais promis qu’une carte postale d’Australie, dans le Bush que je m’étais fixé d’atteindre seul, à la rencontre des aborigènes, mais actuellement l’effroi qui s’est emparé de moi est tellement terrifiant que je bas le rappel de tous mes amis, de tous ceux qui m’ont connu sans préjugés et qui ont quelque sentiment pour moi, pour qu’ils me viennent en aide.

            En effet ce qui m’arrive est tellement invraisemblable que je commence à douter de ma raison. J’en suis même à me dire que, si je ne suis pas encore traité par neuroleptiques ou même enfermé en clinique spécialisée, c’est que mon esprit, habituellement sur la frontière entre raison et déraison, peut supporter ces événements par une sorte de mithridatisation psychique, mais que tout autre que moi serait déjà en institut psychiatrique.

            Je me convaincs aussi qu’avec un peu de volonté, je puis cesser de laisser mon esprit être l’objet de ma conviction, mais je ne le peux, car il se pourrait que JE disparaisse, que VOUS disparaissiez, que tous ceux que j’aime, famille, amis, disparaissent aussi ! Je ne peux courir ce risque.

            Mais venons-en aux faits.

 

            Tout a commencé une après-midi où je me reposais de ce voyage éprouvant en Australie, où j’avais marché dans les zones arides, vécu au contact de tribus aborigènes. Le décalage horaire n’en finissait pas de m’éprouver aussi. Revenu dans ma maison familiale de ce bourg du vallage haut-marnais, je gisais sur mon lit, regardant la nature par la fenêtre ouverte, et rêvassais. Je laissais libre cours à mon imagination. Au-delà de la rue il y un parc assez vaste, arboré, parcouru d’allées encadrées de statues de bronze. En effet ce coin de Haute-Marne était autrefois une région de fonderies et de fabriques de statues. La municipalité en avait acquis quantité à bon compte. Laissant aller ma pensée au-delà de ma vision, j’imaginais, se promenant dans ce parc, une vieille dame, vêtue de noir, tenant par une laisse de cuir vieilli un vieux pékinois couvert d’eczéma et claudicant. Une jeune fille en robe blanche aux coutures noires les croisait au niveau d’une statue célèbre, le « faucheur buvant  à la régale »,  s’arrêtait pour se baisser et caresser le chien, puis repartait.

            Rêverie banale, direz-vous. Je le concède, mais attendez la suite.

            Etant lassé d’être allongé sans rien faire, je résolus d’aller parcourir les rues de cette petite ville calme. Sans m’en rendre co

mpte, mes pas en fait me guidèrent vers le parc. J’y entrai, poussé par une curiosité mais déjà une sourde angoisse, car…. car je vis, dans une allée, exactement la scène que j’avais imaginée un instant auparavant, au moindre détail près : la vieille dame en noir, son pékinois décrépis au bout de la laisse en cuir râpeux ! Elle s’avança jusqu’au niveau du faucheur de bronze, et, exactement là, … y croisa la toute jeune fille en robe blanche à coutures noires, qui bien entendu s’arrêta pour caresser le chien.

            Affolé, je tournai les talons et rentrai chez moi, le cœur battant la chamade. 

            Simple rêve prémonitoire, allez-vous penser. Je vous le concèderais, et je le crus tout d’abord. Mais je n’avais pas rêvé, je rêvassais en fait, et avais imaginé la scène que je vécus peu de temps après. Alors avais-je simplement inventé une scène bien banale puis y ai assisté  en  faisant coïncider les détails ? On ne voit que ce que l’on veut bien voir !

            Je me refusais à formuler une hypothèse qui se présentait à mon esprit.

            Pour me convaincre que je me berçais d’illusion, je résolus de me livrer à une expérience : je m’étendis de nouveau sur le lit et imaginai la même scène, mais en changeant des détails pour la rendre improbable : la vieille dame avait un manteau miteux gris et troquait son pékinois contre un cocker blanc. C’est rare un cocker blanc, je me demande même si ça existe. Fauve, oui, fauve même très clair, presque crème, à la rigueur, mais blanc, comme un loulou, certainement pas .La jeune fille devenait une fillette en pantalon bleu. Elle tentait de caresser le chien qui, de par son « caractère de cocker », la mordait légèrement. La scène se passait devant la « statue du cerf », magnifique œuvre grandeur nature d’un petit maître régional.

            Le lendemain, je me dirigeai fébrilement vers le parc et la statue du cerf, et, me croirez-vous ?  j’assistai à cette scène dans son intégralité ! Rien n’y manqua, pas même le « crotte » que dit la jeune fille une fois mordue par le cocker, exclamation que je m’étais laissé la veille à intégrer dans l’action  sans y prendre garde !

            Je rentrai à grand pas m’enfermer dans ma chambre, terrorisé non par ce que j’avais vu, mais par ce que mon hypothèse impliquait : ces gens, la veille et ce jour, n’existaient que parce que je les avais imaginés ! En effet, ma ville est petite, j’en connais tous les habitants, jamais je ne les avais rencontrés. Quelques dames possédaient bien un pékinois, mais nulle un cocker immaculé !

            La tradition tibétaine est-elle autre chose que légendes ? ces personnages étaient-ils des tulkus que j’avais créés par ma pensée ?

            Mais cette hypothèse entraîne une conséquence terrifiante !

            Les aborigènes australiens auprès de qui j’avais vécu quelques semaines prétendent, dans leur explication du monde, que ce monde n’a rien de réel, que nous ne sommes que les rêves de lézards géants, nos ancêtres. Les anthropologues n’y interprètent que mythologie, car ils n’y voient qu’image au premier degré. Mais n’est-ce pas un symbole pur ? Ces hommes sont-ils si peu fins, qu’ils ne sachent parler par métaphore ? Nous n’existerions alors que parce que quelqu’un nous imagine, pense à nous, nous rêve dans le sommeil.

            Et si personne ne nous pensait ? Si nos amis, nos parents, cessaient de le faire, ne serait-ce que quelques heures ? Quand nous sortons de l’esprit d’un de nos proches, qu’advient-il si personne ne prend le relais ? Disparaîtrions-nous ?

 

            Vous voyez à quelle extrémité de panique j’en étais rendu.

            Résolu à me prouver que tout ceci n’était qu’illusion causée par la fatigue et les souvenirs  de ce beau voyage, je résolus de tenter une expérience décisive qui, par son échec, devait me ramener à la raison. Le lendemain, je devais partir pour une ville des Alpes où je devais occuper un poste de sous-directeur de colonie de vacances. Je me concentrais alors fortement et imaginais un homme, m’attendant sur le quai de la gare de cette ville, roux et frisé, borgne, une jambe artificielle, bègue, les mains agitées de tremblements dus à une maladie de Parkinson, à l’haleine fétide lorsqu’il s’adressait à moi avec un fort accent alsacien, vêtu d’une veste à carreau verte, en culottes courtes, chaussé d’une basket à gauche, d’un brodequin à droite. Jamais un tel homme ne peut exister au monde, me dis-je !

            Vous en savez assez, chère Bélize, pour deviner la suite : le lendemain, cet homme, sorti tout entier de mon imagination, mais bien matériel, bien vivant, était planté sur le quai juste devant la porte de mon wagon, semblant m’attendre!

            Nous restions face à face, sans savoir que faire, que dire, lui l’imaginé, moi l’imagineur ! Qu’allait-il se passer, car j’avais négligé la veille d’imaginer une suite, certain que cet homme ne pourrait être créé. Mais cela ne dura pas, car deux infirmiers en blouse blanche surgirent, s’en emparèrent, me disant : « n’ayez de crainte, monsieur, un pauvre hère, un fou sans mémoire que nous avons trouvé errant hier, à cinq heures, et qui vient de s’échapper de l’institut ».

            A cinq heures ! A l’instant exact où je l’imaginais ! Plus aucun doute n’était permis ! Je créais par l’imagination ! Je venais de faire venir à l’existence un malheureux infirme.

           

            Je courus derrière les infirmiers et, pendant qu’ils installaient l’homme dans l’ambulance, je lui jetais : « vite, Monsieur, imaginez ! imaginez quelque chose !

            -il y a, près de la mairie, une petite fille qui pleure parce que son chat s’est sauvé », me répondit-il en bégayant et de son fort accent alsacien.

            Demandant mon chemin, je courus jusqu’à la mairie, et là, je n’eus pas besoin de lui demander pourquoi elle pleurait, la petite fille !

            « Comment est-il, ton chat ?

            -rayé roux et blanc, mais avec une queue toute blanche !

            -mais je viens de le croiser en venant de la gare ! Il est planté devant la devanture du poissonnier, espérant peut-être chaparder quelque nourriture ».

           

            Et alors, à la vitesse de l’éclair, une chaîne de causalité se noua dans mon esprit : le pauvre fou n’existait que parce que je l’avais imaginé (et en effet les journaux m’apprirent le lendemain qu’il s’était enfuit de l’asile, ou plutôt qu’il avait disparu sans que personne ne sache comment il s’était échappé, quelques temps après que je n’aie plus pensé à lui), la petite fille ne vivait que parce que le fou l’avait lui-même imaginé, à ma demande ! Et  la fillette avait créé son chat si particulier ! Mais alors, elle imagine, et crée, et fait vivre d’autres êtres, peut-être des parents, des sœurs, qui à leur tour en appellent d’autres à l’existence. Ainsi une infinité d’êtres ne vivent que par mon imagination !

            Mais alors, si tous ces humains et animaux, ne vivent que parce qu’ils sont imaginés, alors moi aussi je ne vis que par et dans l’imagination de quelqu’un.

Et en plus de cette chaîne au-delà de moi, se trouve une chaîne en deçà de moi ! Je suis enchâssé dans une chaîne infinie d’imaginations créatrices. Nous sommes tous des êtres imaginaires, oui, même vous Bélize !

 

 

 

 

Mais, me dis-je, et c’est là que gît mon malheur et le risque sur ma raison, pour que nous vivions tous, comme nous ne sommes qu’en nombre limité, et que la chaîne ne peut s’étendre indéfiniment en deçà et au-delà de moi, celle-ci doit se refermer sur elle-même. Il en découle que je ne vis que parce que, à travers mille et mille êtres pensants, je m’imagine moi-même ! Si je vis actuellement, c’est que, sans relâche depuis ma naissance, j’ai existé dans l’esprit de quelqu’un ! Dans les premières années, c’est sans risque : on est en permanence dans l’esprit de sa mère, même inconsciemment, dans celui de ses sœurs, son père, puis des enseignants… Mais ensuite ? Les amis, les connaissances, peuvent-ils « combler les manques » ? Si soudain personne ne pensait plus à moi, je disparaîtrais, mais je puis survivre en me pensant moi-même ! Et si je m’oublie un instant, dans le sommeil par exemple, alors que je ne suis dans la pensée de personne, disparaîtrais-je ? Comment être sûr du contraire ?

De là vient mon état de détresse actuel : faute d’être certain d’être tenu à l’existence par d’autre, je n’ai comme solution que de m’imaginer moi-même en permanence !

Depuis une semaine, je ne dors plus, je ne peux même manger suffisamment, de crainte d’être distrait un instant par le plaisir des mets ! Je ne vais pas au cinéma, n’écoute plus de musique !

 

Sans sommeil, sans aliments, sans rien pour distraire mes pensées, je me sens glisser vers la folie. Parfois je songe au suicide pour mettre fin à cette angoisse !

Alors j’en appelle à vous tous, mes amis, et à vous particulièrement chère Bélize, venez à mon aide : dîtes-moi que je me trompe ! Mais apportez-m’en la preuve ! Suis-je le sujet d’une imagination folle ? Ou alors, faîtes la chaîne pour penser à moi, en permanence, relayez-vous, sous peine peut-être de disparaître vous aussi !

Vous-même, chère Bélize, ne vous croyez pas exempte de cette chaîne d’imagination-création. Si vous vivez à ce moment, c’est que je vous imagine lisant cette lettre ! Je vous imagine déchiffrant ces lignes, n’en croyant pas un mot, vous demandant s’il s’agit d’une plaisanterie ou si je délire effectivement. Vous appelez un de nos amis cher, cher surtout à votre cœur, lui lisant cette missive, vous réunissant à plusieurs, les uns riant, les autres faisant la moue, mais, en y réfléchissant, en se remémorant quelques anecdotes curieuses ou inexpliquées, déjà dans l’esprit de certains, et certainement du vôtre aussi, un doute germe !

 

Mes amis, au secours, pour moi, pour vous !

 

 

 

                                                                         METAMORPHOSE

 

 

 

            1935-1945 ! Sombres années ! A l’Ouest de l’Europe sévissait l’incarnation du Diable. A l’Est de cette même Europe sévissait une autre incarnation du Diable, à croire que le Prince du mal  peut s’infiltrer tout entier dans le corps et l’esprit de deux êtres prédestinés.

            Et pendant ce temps, au Sud de cette Europe encore, un Pasteur Angélique se murait dans son palais romain et dans le silence. Certains lui reprocheront par la suite ce mutisme, qui fera l’objet d’incessantes polémiques pour les uns, et de questionnement pour les autres.

            Mais ils ne savent pas ! Et ceux qui savent se taisent !

 

 

           

            En ce jours de Noël, une foule immense, recueillie et silencieuse, était massée sur la place Saint Pierre, attendant la traditionnelle intervention du Pape. La guerre s’éternisait, les armées allemandes essuyant leur premiers revers mais semblant se ressaisir. Des rumeurs courraient, des armes secrètes étaient sur le point d’être mise au point par les Nazis ; des physiciens allemands étaient sur la voie d’un engin destructeur ; des millions de déportés, juifs, Tsiganes, communistes, dont les familles étaient sans nouvelles, étaient peut-être exterminés dans les territoires conquis. Le peuple chrétien voulait être rassuré, ou savoir.

            Dans l’entourage du Souverain Pontife, des évêques, quelques cardinaux, lui rapportaient des entrevues qu'ils avaient eues avec des prêtres allemands, des diplomates, et même des officiers SS ! Ils l’adjuraient d’en faire part dans son intervention, pour éviter le pire. Mais il semblait ne pas les entendre, perdu dans ses pensées.

            Alors qu’il allait apparaître au balcon de ses appartements, le jeune vicaire qui faisait office d’ordonnance lui rappela cette supplication.

            Mais le long discours qu’il adressa Urbi et Orbi ne fut qu’une énumération de lieus communs : la grande âme du père de l’Eglise souffrait des malheurs qu’enduraient les peuples… Il rappela que le christianisme bannit toute guerre… appela les belligérants à cesser les hostilités… Jamais l’entourage du Pape n’avait entendu un discours si banal, inhabituel chez ce grand penseur.

            Le Souverain Pontife termina son allocution à midi juste. Se retournant il se dirigea vers son oratoire privé, accablé, semblant redouter ce qui allait se passer. Il stoppa d’un geste l’abbé qui voulait y entrer à sa suite, et referma la porte, donnant deux tours de clé.

            D’un pas mal assuré, il s’avança vers une glace.

            Elle lui renvoya son visage maigre aux traits fins. Peu à peu, une contraction des muscles du visage accentuèrent ses traits, les yeux brillèrent encadrant son nez droit, un rictus s’empara de ses lèvres. Rejetant sa mitre, il se passa la main dans les cheveux d’où il rabattit une grande mèche. Des spasmes violents secouèrent son corps. Il chuta en s’agitant et hurlant des mots saccadés, agrippant sa soutane qu’il semblait vouloir déchirer.

            Inquiété par son allure à la fin de l’homélie, l’abbé s’était tenu  derrière la porte. Entendant ce remugle et le Pape hurler dans une langue qu’il ne comprenait pas, le jeune vicaire alerta le cardinal camerlingue, seul possédant un double de la clé de l’oratoire. Quand enfin ils purent pénétrer, le Gardien des clés de Saint Pierre gisait sur le tapis. Ils le relevèrent et allèrent l’étendre sur sa couche habituelle. Le pape y dormit deux jours d’affilée, veillé par ses proches et ses médecins. Il demeura ensuite plusieurs jours dans un demi-mutisme, puis reprit ses activités dans un état normal.

           

 

 

            A mille kilomètres de là, en ce 25 décembre, les dignitaires nazis, les maréchaux de la Wehrmacht dans leurs uniformes impeccables, les généraux SS sanglés dans leurs tenues noires, s’activaient auprès de leur Führer, inquiets et dubitatifs. Celui-ci, qui devait prononcer un discours devant une foule fanatisée, était depuis le matin d’un calme confinant à l’hébétude ! Au lieu de s’agiter en permanence, tenant de longs monologues avec son débit haché, il se tenait coi, indifférent à son entourage. Ses courtisans étaient habitués à ces périodes d’abattement et de léthargie ; elles étaient toujours suivies de stades d’exaltation, mais cette fois-ci, l’accalmie durait, et dehors, la foule attendait !

            « Mein Führer, réveillez-vous ! Mein Fûhrer, la foule vous attend ! Ils sont trente mille assemblés sur la place ! Ils attendent votre apparition avec enthousiasme ! Vous devez leur expliquer que les revers de notre armée ne sont que passagers, que nous allons nous rétablir pour la victoire finale sur les Slaves, sur les Américains, tous manipulés par les Juifs ! » clamaient à tour de rôle les dignitaires, laissant le Guide sans grande réaction.

            A midi cinq minutes, d’affalé qu’il était dans un profond fauteuil, il se dressa comme un diable surgissant de sa boite !  Dans son visage maigre aux traits fins, les yeux brillants encadrant son nez droit, les traits raidis par une force intérieure, il  lissa son éternelle mèche. Rajustant sa veste d’uniforme brun, il parcourut en trois pas rapides la distance qui le séparait du balcon et se mit à vociférer dans son langage habituel, au débit saccadé et roulant les R comme dans un grondement de tonnerre.

 

 

 

 

            L’exorciste qui me racontait ceci était un vieux prêtre de l’église Saint Sulpice.

            « L’entourage du Saint Père constata ainsi plusieurs fois ces crises, toujours précédées de quelques jours d’abattement… jusqu’à la fin de la guerre… Un peu comme le fou furieux teuton qui, lui, trouva la mort au bout de son  parcours. 

            -d’où tenez-vous cela ?

            -j’étais ce jeune abbé affecté au service intime du Pape. Puis on m’envoya ici, dans cet emploi obscur et calme d’exorciste de Paris. Avec mission de me faire oublier…

            -et pour le Führer ?

            -envoyé au procès de Nuremberg par le Vatican comme assistant d’un cardinal observateur, j’ai reçu la confession d’un condamné juste avant qu’il soit pendu…

            -mais il y avait un autre protagoniste, à l’Est à l’époque. Et il toujours paru calme et matois…

            -en public, jeune homme, en public… car tous ceux de son entourage proche n’ont pas eu le temps de se confesser avant de mourir, au goulag ou dans les cachots de la Loubienka… »

           

 

           

 

           



[1] Banque Européenne de Données Médicales.

 

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